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18 mai 2025 - 08:31

C’était une belle journée, la journée d’un printemps déjà bien avancé. Les caprices de la météo, les averses scélérates, les promesses vite oubliées de flânerie sur les bords de Jougle, avaient laissé la place à l’antichambre de l’été : un ciel bleu, presque sans nuage, une température honnête, suffisante pour faire sécher le linge en une journée, mais encore loin de la canicule estivale qui étouffait ponctuellement la grande cité Thil. Un temps parfait pour un dimanche, durant lequel les jardins de la ville se remplissaient des familles ouvrières, les parents goûtant le plaisir nouveau de ce jour de repos hebdomadaire récemment instauré, les enfants s’égaillant dans les allées de graviers, ou sur les pelouses fraîchement coupées par les jardiniers municipaux. Une journée où l’industrieuse métropole reprenait son souffle, où l’air se libérait des fumées noires des cheminées d’usine. Une journée pour le temps libre, et pour le temps politique – les conseils de quartier et les assemblées de travailleurs se réunissant en fin d’après-midi pour délibérer sur les affaires courantes. Une journée où les peintres ambulants et les étrangers en visite pouvaient saisir de leurs pinceaux et plumes l’esprit de cette nouvelle république des conseils, promouvant les temps libres après la besogne, la famille après l’effort, la citoyenneté après la production.

Dans les papeteries et les bureaux de poste du centre-ville, on ne trouvait aucune carte postale qui dépeigne la masse de silhouettes fatiguées présentement en train de s’échiner sur le chantier titanesque de la future gare de triage de Celian, distante de trente-cinq kilomètres des premiers faux-bourgs de l’agglomération. Se voulant une véritable porte d’entrée de la cité, la vaste emprise ferroviaire devait constituer le centre logistique depuis lequel les trains s’élanceraient à l’assaut du désert, ou arriveraient en provenance de Sûl-Nacre les wagons chargés de minerais, de verreries et draperies fines, et autres produits exotiques que produisait la mystérieuse ville d’Orient. Le projet prévoyait des kilomètres de faisceaux de voie pour recevoir les convois, des infrastructures et machines pour les charger ou les décharger, un bureau de la douane, ainsi qu’un dépôt pour l’entreposage et la maintenance des locomotives. A côté de la gare, un village devait être bâti pour pouvoir loger sur place le personnel fourni qu’un tel site réclamait pour fonctionner.

Ici, on ne s’arrêtait pas de travailler, même le dimanche. Un millier d’ouvriers étaient affairés sur le chantier, ici préparant le tablier de la voie, là transportant les lourdes traverses en bois pour les disposer l’une après l’autre. On distinguait aisément deux familles de travailleurs. En blanc, les fonctionnaires municipaux, et les employés de la compagnie de chemin de fer : les hommes et femmes libres. Des ingénieurs, logisticiens, contre-maîtres et gardiens. En rouge vif, la main-d’œuvre pénitentiaire, plus familièrement appelée les bagnards. Des forçats, trimards, bons à tout faire. Tel était le sombre destin des criminels, bandits et détenus de toutes variétés, privés sans honte du repos dominical. Car la cité des conseils exploitait hors de tout questionnement moral cette force de travail, mobilisée sous l’égide du programme baptisé « travail-réhabilitation », trop heureuse de mettre à l’ouvrage une masse de travailleurs et de travailleuses corvéables à merci, pour faire avancer le projet ô combien stratégique de ligne de chemin de fer vers Sûl-Nacre. Ces pauvres diables n’avaient rien à y gagner, ni remise de peine, ni ration plus consistante. Tout au plus bénéficiaient-ils de la possibilité de se trouver en plein air plutôt qu’entre les quatre murs de leur geôle. Bien qu’ici, aux portes du désert, l’air était nettement moins agréable que celui de la ville, baigné par la fraîcheur de la confluence des deux plus grands fleuves du continent. Il était plus sec, déjà empreint de la poussière du désert naissant. Point d’arbres ou si peu, sous lesquels se reposer, à leurs pieds s’étendaient une steppe informe. La seule humidité que l’on trouvait par ici était la sueur qui dès les premières heures de la journée maculait les corps poisseux de ces drôles de manutentionnaires en habits cinabre. Tous étaient à l’œuvre, volontaires, car au tire-au-flanc et autre déserteur étaient promis de copieux coups de bâtons, les postes les plus pénibles, et pour les récidivistes, un séjour au trou à l’issue duquel ils retrouvaient invariablement leur place sur le chantier.

Le long des voies déjà construites, de nombreux wagons étaient stationnés. Au plus proche des sections en train d’être posées se trouvaient les traverses, les files de rail, les bacs contenant le ballast. Plus en retrait, d’autres voitures abritaient les bureaux du chantier et la base-vie pour le personnel logé sur place. Quant aux bagnards, ils s’entassaient au crépuscule dans des wagons plats dont on avait soudé aux ridelles des barreaux et bricolé un auvent en guise de protection contre les intempéries. Les pauvres diables dormaient sur de piètres couches, parfois de maigres matelas ou peau d’animaux mitées, parfois à même la ferraille. Ce décor pénitentiaire était surtout symbolique, un prisonnier avec une condition physique minimale pouvant facilement se glisser hors de sa prison roulante. Mais pour aller où ? Leurs vêtements écarlates juraient inévitablement, où qu’ils aillent. Le fuyard était bien vite repéré en pleine journée. Et si la nuit offrait un certain couvert, il fallait déjouer la surveillance des geôliers, et ensuite ? La zone immédiate de la gare était encore inhabitée à cette heure. La métropole était à trois heures de course, pour les meilleurs athlètes, et sur place, leur couleur impayable ne tromperait guère longtemps la garde municipale. Enfin vers l’Est, aucun refuge hospitalier en vue, et la promesse d’une soif dévorante dès les premières heures du jour, qu’aucun cours d’eau ne pourrait étancher.

Chacun restait donc à sa place, résigné, au travail tout en essayant discrètement de s’économiser au maximum. Du reste, le chantier n’était pas un mouroir. La population de détenus n’était pas illimitée, aussi un certain soin demeurait pour ceux-ci. L’embauche avait lieu à sept heures tapantes, un sinistre clairon donnant le signal de reprise des travaux. A midi, une pause de quarante-cinq minutes était prévue pour le déjeuner. Bien sûr, le dernier bagnard recevant sa pitance ne disposait que d’une poignée de minutes pour l’engloutir, mais les rations, quoique frugales et simples, étaient suffisantes pour maintenir une bonne cadence tout au long de la journée. L’heure du coucher du soleil marquait la fin du labeur. Cela signifiait aussi que la durée journalière du travail avait significativement augmenté et continuait de le faire, jusqu’à ce que le solstice fût atteint. Les forçats travaillaient en brigades, sous la surveillance et les instructions de leur chef d’équipe. Suivant la bonne étoile ou la déveine de chacun, celui-ci pouvait être un bon encadrant, ménageant ses subalternes, organisant un roulement dans les tâches les plus fastidieuses, accordant quelque temps de repos après un moment particulièrement épuisant. Il pouvait aussi être un cerbère, aboyant et jurant sur les galériens à son service, hurlant continuellement des ordres et adressant des brimades aux plus faibles. Le plus souvent, c’était un fonctionnaire sobre et ennuyeux, ni méchant ni particulièrement soucieux de la condition de ses manœuvres.
Les organisateurs de cette sinistre besogne aurait pu penser que des problèmes de discipline et de tension émergeraient entre les bagnards, notamment entre ceux qui purgeaient une peine relativement courte, et les réclusionnaires, malfaiteurs patentés et meurtriers. Mais la dureté des conditions de travail mettait tout le monde d’accord, à sa place, et les incartades restaient relativement marginales, cantonnées aux moments des repas et bien vite contenues par les surveillants. Le sens de la vie, l’horizon de chacun, étaient réduits à la voie de chemin de fer naissant sous leurs pieds, traverse après traverse, agrafe après agrafe, progressant chaque jour un peu plus vers l’orée du désert. Certains pouvaient compter les jours jusqu’à leur libération. D’autres s’en abstenaient, ne voulant pas nourrir un désespoir qui aurait absorbé leurs dernières pointes d’énergie face à ce sacerdoce harassant.


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Message posté le 17:08 - 18 mai 2025

Grenat était excitée comme avant son premier voyage en mer. Tel un jeune mousse, elle trépignait sur place avec un grand sourire. Si ce sourire n'avait pas été si carnassier, elle aurait pu être belle. Du coup, elle ressemblait plus à un requin ayant repéré un banc de poissons frétillants qu'à une jeune femme devant son premier amour.

Cela faisait des mois que la Capitaine et son équipage préparaient cette excursion. Un voyage qui allait ouvrir un nouvel horizon aux pirates. Faire les choses comme les autres ne l'intéressait pas. Maintenant qu'elle avait monté et imposé un équipage entièrement féminin, il lui fallait un nouveau défi.

La pirate aurait pu décider d'aller explorer les horizons maritimes inconnus. Toutefois, personne n'étant revenu de ce genre d'exploration, même les plus grands, elle avait choisi une autre voie. Celle de déplacer la piraterie sur le sable ! Le désert regorgeait de richesses, de caravanes à piller. Avec un peu d'audace et un bon ingénieur, elle avait conçu un voilier capable de naviguer sur les sables.

Pour le moment, il était assez petit, nécessitant tout au plus 5 membres d'équipage. Des voiles perpendiculaires à la quille, placées au niveau théorique de l'eau, se gonflaient sous l'action de l'air chaud du désert et de turbines actionnées par le charbon. Des voiles classiques assuraient la propulsion, qui pouvait aussi être remplacée par un moteur.

Grenat et son équipage avaient monté le voilier, baptisé Sable Rouge, en partant de la première anse de la Jougle en remontant vers Belle Thil. Les premiers tests sur place étaient concluants.

Il était temps de lancer la première exploration et de voir quel butin la Capitaine Grenat allait pouvoir en tirer !

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Message posté le 18:47 - 18 mai 2025

Les engins volants ne sont pas rares dans le ciel de Belle Thil et de ses environs. Aussi, personne ne leva la tête lorsqu’un dirigeable passa au dessus du grand chantier de Celian. De l’appareil se détacha un plus petit ballon sans propulsion qui entreprit de descendre vers un terrain vague poussiéreux en marge des voies ferrées en construction.

Les montgolfières sont en général silencieuses en descente, quand le ballon doit refroidir et qu’il n’est plus nécessaire d’utiliser le brûleur.
Celle-ci ne l’était pas.
Sauf en cas de rafales violentes, les montgolfières sont rarement agités de soubresauts.
Celle-ci l’était.
Ce comportement inhabituel de l’aérostat trouvait son origine dans la nacelle, où deux hommes essayaient d’en maîtriser un troisième plus jeune.
Ce dernier se débattait et protestait, invoquant sur les deux autres le courroux judiciaire, divin, et surtout paternel.
Les deux gaillards rirent à ces menaces et parvinrent à immobiliser leur malheureux passager.

La nacelle ne se posa même pas au sol. Au contraire du jeune homme qui le heurta à une vitesse fatale pour sa dignité, bien qu’assez faible ne pas le blesser physiquement.
Il se releva bien vite, brandit le poing en direction du ballon qui remontait déjà, et lança une imprécation bien vite interrompue lorsqu’il dût esquiver le sac de sable que les deux autres avaient lancé par dessus bord, à la suite de leur passager.

La montgolfière avait déjà rejoint son dirigeable lorsque le jeune homme cessa de maudire son équipage, à bout de souffle et d’indignation. Il regarda autour de lui et constata avec soulagement qu’il n’avait pas été lâché dans un lieu désert. En effet, trois hommes en uniformes approchaient déjà de lui.

Je réclame assistance ! Je suis Auguste Von Cumulus, fils de …

Le coup de matraque dans l’estomac le fit se plier en deux.

« On sait qui tu es. On est ton comité d’accueil. Maintenant enfile ça ! »

L’homme qui avait parlé lui jeta une tenue rouge à la figure.

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Message posté le 19:12 - 18 mai 2025

Amadou finissait de manger son quignon de pain lorsque le clairon sonna. Il regarda en l'air. Un vent léger déployait de minces nuages, le ciel était du doux bleu d'une fin de printemps ensoleillé. Un temps idéal pour une escapade en ballon, ou puisqu'on était dimanche, de manger une volaille.

Toujours dans ses pensées, il se grattait le ventre distraitement sous son attribut de bagnard. Il portait la marque écarlate des gens de sa condition. Quelques trublions, à la harangue facile en fin de journée, parlaient de solidarité entre les « rouges », au détriment des « blancs », les employés de la compagnie. Nous devons nous unir ! disaient-ils, comme y z'ont fait aux Corize, ajoutaient-ils en prononçant le « s » de la célèbre cité-État ouvrière. On n'a rien fait pour mériter tout ça ! Nous on vaut mieux qu'eux !

Et quand on leur demandait la raison de leur présence, ils bredouillaient qu'ils étaient innocents. Que le monde était plein d'erreurs judiciaires. Amadou entendait tout cela, et même que ça lui donnait matière à réfléchir. Mais il n'y croyait pas. Certes, des erreurs pouvaient arriver, mais jusqu'ici, il n'avait pas croisé un rouge qui ne méritait pas de l'être. Lui en tout cas, savait que la société devait l'exclure. Parce qu'il recommencerait.

Oui, quand il s'échapperait de ce bagne il recommencerait.

Il n'attendrait pas dix ans pour mettre le feu à quelque chose.

Non, quelque chose devrait brûler avant.

Amadou baissa les yeux et contempla le wagon-dortoir qu'il venait de quitter. À quel point un train pouvait-il s'enflammer ?

Une calotte derrière la tête le tira de ses calculs. Un contremaître venait de faire son œuvre : il était plus que temps pour Amadou de faire le sien.


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